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La vision finale
Un Univers infini !
Pour qui cherche à apercevoir, entre les nuages et les fumées de Londres, les étoiles qui délimitent la voûte céleste, le firmament semble si vaste et si immuable qu’il est facile de supposer que le cosmos est éternel et qu’il existe depuis toujours.
… Mais il ne peut en être ainsi. Qu’on se pose seulement une question relevant du bon sens : pourquoi le ciel est-il sombre ? et l’on comprendra pourquoi.
S’il y avait un Univers infini, dans lequel étoiles et galaxies s’étendraient dans un vide sans limites, alors, où que l’on portât son regard, l’œil devrait rencontrer un rayon lumineux issu de la surface d’une étoile. Le ciel nocturne brillerait partout aussi intensément que le Soleil…
Les Constructeurs avaient défié l’obscurité du ciel lui-même.
Mes impressions avaient le tranchant du diamant : il n’y avait pas de diffusion, pas de flou, pas d’atmosphère, rien que cette infinie brillance incrustée d’une myriade de points lumineux. Çà et là, je crus deviner des motifs et distinguer des structures – des constellations d’étoiles plus brillantes –, mais l’ensemble était si aveuglant que je ne pouvais jamais apercevoir deux fois le même motif.
Au-dessus et au-dessous de moi, les étincelles de plattnérite qui m’accompagnaient – les Constructeurs et, parmi eux, Nebogipfel – m’abandonnèrent comme les fragments vert luminescent d’un rêve. J’étais isolé. Je n’éprouvais ni peur ni inconfort. Les secousses que j’avais subies lors de la Non-Linéarité s’étaient abolies et je n’avais plus conscience du lieu, de l’heure ni de la durée…
Mais ensuite – au bout d’un laps de temps que je ne pus mesurer – je m’aperçus que je n’étais pas seul.
La forme se matérialisa sur fond d’étoiles comme si le cliché-verre d’une lanterne magique s’était dressé devant moi. Ce fut d’abord une simple ombre sur l’aveuglante clarté ambiante – et je n’étais pas sûr qu’il y eût vraiment là quelque chose hormis les projections de mon imagination désespérée –, mais elle finit par acquérir une certaine consistance.
C’était comme une boule de chair flottant dans le vide aussi librement que moi. J’estimai qu’elle était à huit ou dix pieds de ma personne – où que je fusse, quoi que je fusse – et avait environ quatre pieds de diamètre. Des tentacules pendaient de sa partie inférieure. J’entendis un murmure confus. L’être avait un bec charnu, aucune trace de narines et deux énormes paupières qui se retroussèrent alors comme des rideaux, révélant des yeux – des yeux humains – qui se fixèrent sur moi.
Je le reconnus, évidemment : c’était l’un des êtres que j’avais surnommés les Veilleurs, ces énigmatiques visiteurs aperçus lors de mes expéditions transtemporelles.
L’être flottant se rapprocha de moi. Il étira ses tentacules et je constatai que les extrémités en étaient articulées et rassemblées en deux grappes, comme des mains déformées et allongées. Ces appendices n’étaient pas mous et dépourvus d’os comme ceux d’un poulpe mais dotés de jointures multiples et semblaient se terminer par des ongles ou des sabots, mais c’étaient plutôt, à vrai dire, des sortes de doigts.
Ce fut alors comme s’il m’emportait. Rien de tout cela ne pouvait être réel – songeai-je désespérément – car je n’étais plus réel, n’est-ce pas ? J’étais une manifestation ponctuelle de conscience ; il n’y avait rien de ma personne qu’on pût soulever de cette manière…
Et, pourtant, j’avais l’impression d’être au creux de ses bras – étrangement en sécurité.
Le Veilleur était démesurément grand. Sa peau était lisse, couverte de poils fins et duveteux ; ses yeux bleu ciel, immenses, avaient toute la complexité des yeux humains, et je pouvais même à présent percevoir son odeur : animale, douceâtre, musquée, une odeur de lait, peut-être. Je fus frappé de constater à quel point il était humain. Cela pourra sembler bizarre, mais là – si près du monstre, suspendu dans cette immensité non structurée –, ses points communs avec la forme humaine étaient plus frappants que ses différences, plus grossières. Je me persuadai peu à peu qu’il était effectivement humain : déformé, peut-être, par l’immensité du temps évolutif, mais apparenté à moi d’une manière ou d’une autre.
Bientôt, le Veilleur me relâcha et je sentis que je m’écartai de lui.
Ses yeux clignèrent ; j’entendis le lent froissement de ses paupières. Puis les monstrueux globes oculaires balayèrent le ciel uniformément éblouissant comme s’ils cherchaient quelque chose. Il s’éloigna de moi dans un infime soupir et pivota, laissant ses tentacules flotter derrière lui.
Un bref sursaut de panique s’empara de moi – car je ne désirais nullement rester échoué en naufragé solitaire dans la perfection désolée de l’Optimalité –, mais, un instant plus tard, flottant sans volition aucune, comme une feuille morte soulevée au passage des roues d’une voiture, je suivis le Veilleur.
J’ai évoqué ces semblants de constellations que j’avais vus resplendir sur l’arrière-plan gorgé de lumière de l’espace infini. Il me sembla alors qu’un groupe d’étoiles, devant nous, se dispersait comme un vol d’oiseaux, tandis qu’un autre, derrière nous (je pouvais faire pivoter mon point de vue), se contractait.
Était-ce possible ? Se pouvait-il que je fusse emporté à une vitesse si considérable que les étoiles elles-mêmes traversaient mon champ visuel tels des réverbères vus d’un train ?
Soudain apparurent une multitude de particules rocheuses en suspension dans le vide où elles brillaient comme des poussières dans un rayon de soleil ; elles tourbillonnèrent autour de moi et disparurent en un clin d’œil loin derrière nous. Je ne vis ni planètes ni corps rocheux quelconques tout le temps que je séjournai dans cette Histoire optimale, hormis ce banc de grains de poussière ; et je me demandai si la chaleur et la radiation intenses qui régnaient ici risquaient de perturber la condensation des planètes à partir des débris ambiants.
L’Univers défila de plus en plus vite dans un sillage de poussières tourbillonnantes sur fond de lumière uniforme. Les étoiles devinrent plus brillantes puis s’embrasèrent, points lumineux explosant en globes qui se précipitaient sur moi et disparaissaient quelques instants plus tard.
Nous prîmes de la hauteur puis survolâmes le plan d’une galaxie, grandiose girandole d’étoiles dont les couleurs variées ressortaient, pâles et atténuées, sur la blancheur générale du ciel. Mais ce gigantesque système ne tarda pas lui aussi à rapetisser en dessous de moi, devenant alors un disque lumineux tourbillonnant et enfin une minuscule tache de lumière floue perdue au milieu de millions d’autres.
Et, tout le temps que dura ce prodigieux survol – qu’on se le représente ! –, je conservai l’image des épaules rondes et ténébreuses du Veilleur qui caracolait juste devant moi dans cette marée lumineuse, nullement troublé par les paysages stellaires que nous traversions.
Je songeai aux occasions où j’avais observé cette créature et ses compagnons. J’avais perçu comme un infime murmure au cours de mes premières expéditions dans le temps ; puis j’avais vu pour la première fois un Veilleur de près lorsque, à la lumière du Soleil moribond d’un lointain futur, j’avais vu cet objet se déplacer par bonds spasmodiques, au loin, sur un haut-fond, comme une sorte de ballon de football, tout luisant d’eau. Je l’avais alors pris pour un natif de ce monde condamné, mais ce n’en était pas un, pas plus que moi. Et, plus tard, il y avait eu ces images, reçues au travers d’une luminescence vert plattnérite, des Veilleurs flottant autour de la Machine tandis que je m’enfuyais dans le temps.
Tout au long de ma brève et spectaculaire carrière de Voyageur transtemporel, j’avais donc été suivi – étudié – par les Veilleurs.
Les Veilleurs devaient avoir la faculté de suivre à volonté les lignes du Temps imaginaire et de franchir les Histoires infiniment nombreuses de la Multiplicité aussi facilement qu’un paquebot traverse les courants océaniques ; les Veilleurs avaient repris les Moteurs non linéaires rudimentaires et explosifs mis au point par les Constructeurs et les avaient portés à un degré élevé de perfection.
Nous entrâmes alors dans un vide immense – un trou de l’Espace – fermé par des faisceaux et des plans, nappes de lumière composées de galaxies et de nuées stellaires à faible densité. Même ici, à des millions d’années-lumière de la plus proche de ces nébuleuses, le rayonnement général continuait de se déverser et le ciel autour de moi était saturé de lumière. Et, au-delà des grossières parois de cette cavité, je distinguai une structure plus vaste : je voyais que « mon » vide n’était qu’un exemplaire parmi bien d’autres dans un champ plus étendu de systèmes stellaires, comme si l’Univers était rempli d’une sorte de mousse dont les bulles s’enflaient en une écume de brillante matière stellaire.
Je discernai bientôt une bizarre régularité dans cette mousse. Sur un côté, par exemple, mon vide était délimité par un plan de galaxies. Cette surface plane d’une matière si densément comprimée qu’elle était sensiblement plus lumineuse que le ciel était si clairement définie – si plate et si vaste – qu’une idée germa dans mon esprit fécond : et si cette configuration n’était pas naturelle ?
Je l’examinai alors plus attentivement. Ici, me dis-je, je voyais un autre plan, nettement défini ; là, je distinguais une sorte de lance lumineuse, absolument rectiligne, qui semblait franchir l’espace d’une paroi à l’autre ; et, là encore, je voyais un vide, mais en forme de cylindre, aux contours tout à fait précis…
Le Veilleur oscillait devant moi, les tentacules baignés de clarté stellaire, les yeux grands ouverts et fixés sur moi.
Artificiel. Ce mot était inévitable, et la conclusion était si limpide que j’aurais dû la tirer depuis longtemps, n’eût été l’échelle monstrueuse de tout cela !
L’Histoire optimale était fabriquée, et, si les Veilleurs m’avaient emmené dans ce gigantesque voyage, c’était pour me faire comprendre cet artifice.
Je me rappelai les vieilles prédictions selon lesquelles un Univers infini risquait un catastrophique effondrement gravitationnel : encore une raison pour laquelle notre propre cosmos ne pouvait logiquement être infini. Car, tout comme la Terre et d’autres planètes s’étaient condensées à partir de nodosités dans le turbulent nuage de débris entourant le Soleil naissant, il y aurait des tourbillons dans le nuage – plus volumineux – des galaxies qui peuplaient l’Histoire optimale, tourbillons dans lesquels viendraient culbuter étoiles et galaxies à une immense échelle.
Or les Veilleurs prenaient manifestement en charge l’évolution de leur cosmos de manière à éviter pareilles catastrophes. J’avais appris comment l’Espace et le Temps étaient des entités dynamiques, modifiables. Les Veilleurs manipulaient eux-mêmes la flexion, l’effondrement, la torsion et le cisaillement de l’Espace-Temps pour aboutir à un cosmos stable.
Cette minutieuse gestion ne pouvait manifestement pas avoir de fin si l’Univers devait rester viable, et, songeai-je, si l’Univers était éternel, elle ne pouvait pas avoir de commencement non plus. Cette idée me troubla brièvement car c’était un paradoxe, une logique circulaire. Il fallait que la Vie existât afin de manipuler les conditions qui rendent son existence possible ici…
Mais je ne tardai pas à réfuter pareilles confusions ! J’étais bien trop casanier dans mes réflexions : je ne tenais pas compte du caractère infini des choses. Puisque cet Univers était infiniment vieux – et que la Vie y existait depuis un temps infini –, le cycle de la Vie préservant les conditions de sa propre survie n’avait pas de commencement. La Vie existait ici parce que l’Univers était viable ; et l’Univers était viable parce que la Vie existait ici pour le prendre en charge…, et ainsi de suite, dans une régression infinie, sans commencement… et sans paradoxe !
J’eus une condescendance amusée pour ma propre confusion. Il me faudrait manifestement un certain temps pour assimiler le sens de l’Infini et de l’Éternité !